|
|
|
|
|
Le Temps, 13 décembre 2012
|
Julian Sykes |
|
Wagner: Lohengrin, Teatro alla Scala, 11. Dezember 2012
|
Lohengrin, pieds nus, l’émotion nue
|
Le ténor allemand Jonas Kaufmann traduit la fragilité du héros
wagnérien à la Scala de Milan. Le metteur en scène Claus Guth présente une
relecture percutante de l’ouvrage, quoique un peu alambiquée |
|
Lohengrin comme un oisillon tombé du ciel. A terre, recroquevillé sur
lui-même, Jonas Kaufmann chante le fameux «Nun sei bedankt, mein lieber
Schwan!» qui marque l’apparition surnaturelle du chevalier dans l’opéra de
Wagner. Pas d’armure étincelante, pas de heaume, pas de cygne, si ce n’est
quelques plumes qui volettent… Couché sur le flanc, tournant le dos au
public (alors que tout le monde attend l’air d’entrée du héros!), Lohengrin
tremble, en proie à de petites convulsions.
Un héros fragile, donc,
craintif, à milles lieues du chevalier souverain décrit par Wagner – du
moins à ce stade de l’intrigue. A la Scala de Milan, cet «opéra romantique»
dirigé par un Daniel Barenboim en grande forme passe par le filtre de l’œil
interrogateur de Claus Guth. Le metteur en scène allemand, adepte d’un
Regietheater éclairé, jamais caricatural, reformule la proposition de
Wagner. Il fait du chevalier venu de Montsalvat, fils de Parsifal, un être
qui se cherche. Durant pratiquement tout l’opéra, Lohengrin évolue pieds
nus. Il titube, chancelle parfois, puis se relève, cherchant le contact avec
les éléments terrestres (arbre, roseaux, eau). Lui-même n’a pas l’air de
savoir qui il est ni d’où il vient (la question fatidique que la jeune Elsa
posera malgré l’interdit). On le sent accablé de devoir être un sauveur.
Wagner voulait que Lohengrin soit «pleinement homme», «et non Dieu»,
transformé par l’amour d’une femme. Claus Guth pousse l’humanisation du
héros jusqu’à le rendre vulnérable, inadapté au contexte dans lequel il se
trouve littéralement projeté (on le découvre qui gît au milieu de la foule
des Brabançons). Le couple qu’il forme avec Elsa est celui de jeunes gens
qui refusent de grandir et préfèrent se réfugier dans les rêves. Elsa
elle-même passe son temps prostrée près d’un piano droit (qui sera renversé
au dernier acte). L’art, la nature sont ses seuls réconforts. Et Lohengrin
pourrait personnifier cet artiste venu libérer les hommes, n’étaient ses
fragilités et ses doutes.
Côté salle, il y a de quoi être déstabilisé
d’abord. Il faut se faire à l’idée d’un sauveur qui n’en est pas un. Toute
la mise en scène – située dans la cour d’un édifice austère sur trois
étages, de style Second Empire – distille des indices qui permettent de
saisir progressivement la nature des liens entre les personnages. Il y a ce
cercueil mystérieux porté par des hommes, cet adolescent qui traverse la
scène muni d’une aile de cygne. Autant d’allusions au frère disparu d’Elsa,
Gottfried, supposé assassiné et qui renaîtra grâce à l’action du chevalier.
Elsa, la duchesse de Brabant promise au héros, ne cesse de fléchir à l’heure
de la cérémonie de noces – geste un peu systématique pour suggérer combien
elle se sent terrassée par les siens. Lohengrin lui-même ne semble pas
vouloir de ce mariage. C’est un paravent à ses vrais sentiments, que l’on
voit affleurer au troisième acte – la scène de la chambre nuptiale se passe
au bord d’un étang, pieds nus dans l’eau. La nature, une nature idéalisée,
un peu naïve, envahit le monde de fer et de conventions des Brabançons.
Personnalité fourbe s’il en est, la sorcière Ortrud (Evelyn Herlitzius,
formidablement investie, qui tire parti des acidités de sa voix), apparaît
d’abord comme la gouvernante d’Elsa. Elle forme un tandem avec Telramund uni
jusqu’à la mort (celui-ci est tabassé par Lohengrin). A la fin de l’opéra,
du reste, tous sont à terre, y compris le chevalier au cygne, sauf
Gottfried, qui apparaît en digne héritier du duché de Brabant.
Proposition forte, donc, quoique un peu alambiquée. L’assurance de
Lohengrin est tellement inscrite dans sa ligne de chant, avec ces phrases
planes, ce calme olympien, que Jonas Kaufmann doit jouer sur les nuances et
les couleurs pour suggérer son désarroi. Le ténor allemand module son
souffle – parfois sur le fil – avec un art consommé de la mezza voce.
Ailleurs, la voix, ardente, se pare de reflets cuivrés. La soprano
danoise Ann Petersen, qui remplaçait Anja Harteros, souffrante, traduit
mieux la fébrilité d’Elsa (très bon 3e acte!) que sa candeur; il manque des
couleurs séraphiques à cette voix un peu vibrée. Avec son autorité
naturelle, René Pape impressionne en Henri l’Oiseleur! Le baryton islandais
Tómas Tómasson (Telramund) est pareil à un roc aux contours abrasifs, voix
pas toujours belle mais phrasés heurtés comme il se doit.
Dans la
fosse de la Scala de Milan, c’est la fête. Daniel Barenboim, directeur
musical, regorge d’énergie. Si le fini orchestral n’est pas toujours
impeccable, l’alternance entre les éclats solennels (le «Prélude» du 3e
acte) et les passages plus lyriques et intérieurs est magnifiquement rendue.
A eux seuls, les éclairages du spectacle, en clairs-obscurs oppressants,
traduisent l’univers trouble de ce Lohengrin.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|