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Concertonet |
Didier van Moere |
Massenet: Werther, Paris, 14. Januar 2010
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En chair et en os
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Incroyable mais vrai : Michel Plasson n’avait
jamais dirigé à Bastille – ni à Garnier depuis Montségur de Marcel Landowski
(1987). En lui confiant Werther, Nicolas Joel jouait sur du velours : il est
chez lui dans ce répertoire, qu’il a défendu comme personne, au disque comme
sur les grandes scènes internationales. Son enregistrement de 1979 avec
Tatiana Troyanos et Alfredo Kraus, opportunément réédité aujourd’hui ainsi
que Don Quichotte avec Teresa Berganza et José van Dam, se situe toujours au
sommet.
Les représentations strasbourgeoises l’avaient montré (lire ici) : le chef
français réinvente l’orchestre de Massenet, le coule dans une pâte sonore
aux courbes souples, fait surgir ses voix intérieures ; il débusque les
couleurs, libère les phrasés par des rubatos sensuels, prenant son temps,
tout à la musique, dirigeant d’abord la partition comme un poème lyrique –
on pense un peu au dernier Karajan. Oublié le côté opéra-comique, malgré
Schmidt et Johann : parfois jugé suranné, le voici intégré à une vision à la
fois sombre et intimiste, qui s’épanouirait davantage à Garnier que dans le
grand vaisseau de Bastille. C’est à partir du troisième acte que le chef, à
l’instar du couple impossible, entre vraiment dans la tragédie, fait
souffler sur l’œuvre le vent des passions, tend les ressorts de
l’inéluctable drame, d’une noirceur désespérée dans l’introduction au
quatrième acte. L’orchestre, visiblement, s’est laissé séduire, très
sollicité par le souci de lisibilité – superbe solo de violon d’Eric
Lacrouts dans le Prélude, harpe magique d’Emmanuel Ceysson - peut-être
demain une Victoire de la musique - le Clair de lune, l’air des lettres et
le lied d’Ossian.
Les chanteurs épousent parfaitement les options du chef, notamment ses
tempos. Malade, le très attendu Jonas Kaufmann n’avait pu assurer la
générale. Mais il tenait à cette prise de rôle. Sa prestation le jour de la
première suscite d’autant plus l’admiration, à tout point de vue. Certes on
sent que la voix n’a pas toujours son métal habituel, elle paraît plus
sombrée, moins cuivrée, moins aisée dans les aigus – le ténor allemand n’en
assume pas moins crânement le si de « Lorsque l’enfant », au deuxième acte ;
à la fin, il semble au bord de l’épuisement. Quoi qu’il en soit, la maîtrise
totale du souffle, la conduite des phrases les plus longues, la clarté de
l’articulation et l’art de la déclamation, le refus du sanglot confondent :
on n’avait jamais entendu, depuis Gedda ou Kraus, une telle assimilation du
style français. Et Werther, surtout, est là, devant nous, en chair et en os,
jeune héros romantique, beau ténébreux suicidaire et dévasté, tout en élans
refoulés et en rêves interdits, mais toujours d’une grande économie dans le
jeu, d’une grande concentration dans le chant, parfois moins ténor d’opéra
que Liedersänger, comme si l’itinéraire de Werther, n’était, au fond, qu’un
Voyage d’hiver sans issue : la parfaite antithèse de Rolando Villazón. Le
ténor allemand joue même sur son physique, recroqueville progressivement son
corps, signe d’une lente descente dans l’autisme.
Sans doute fallait-il à ce Werther la Charlotte de Sophie Koch – Susan
Graham, malgré tout son art, paraissait beaucoup trop mûre. Elle aussi est
Charlotte, en chair et en os, jeune, inhibée, brûlant comme lui d’un
inextinguible feu, plus naturellement à l’aise dans ce qui relève de l’opéra
proprement dit que dans la conversation en musique. Moins accomplie
vocalement, en raison d’une articulation inégale, d’une tessiture moins
homogène, d’une tendance à chanter dans les joues. Cela dit, le timbre est
magnifique, la ligne superbe, l’émotion toujours à fleur de chant, avec un
incandescent troisième acte, où elle domine le redoutable passage de l’air
des larmes, chanté comme une mélodie, à la prière, clamée en grand mezzo.
Anne-Catherine Gillet rompt heureusement avec les Sophie pralinées, plutôt
double innocent et heureux de Charlotte, fraîche de timbre et souple de
chant. On comprend, en entendant Ludovic Tézier, que Charlotte se tourmente
de ne pas parvenir à aimer Albert, tant il est somptueux, quasi royal, à
mille lieues du mari petit-bourgeois qu’on nous sert si souvent, portant
haut les couleurs du chant français. Un chant français qu’illustre également
le beau Bailli d’Alain Vernhes, plus stimulé ici que dans la production sans
intérêt de Jürgen Rose.
Désormais connu des mélomanes pour avoir porté Tosca à l’écran en 2001,
Benoît Jacquot fait de Werther ce dont nous avait privés, pour André
Chénier, Giancarlo del Monaco (lire ici) : un spectacle total. On n’a pas
manqué de fustiger une mise en scène très littérale – quelques mortieristes
ont d’ailleurs donné de la voix au moment des saluts, bien isolés au milieu
du triomphe : au premier acte, quand Werther les évoque, le mur, la source
sont là ; le drame épouse bien le cycle des saisons : feuilles mortes pour
l’automne, neige pour Noël. C’est faire fausse route : le travail du
cinéaste est tout en finesse, en subtilité, tout entier concentré sur
l’amour refoulé consumant les héros, là où un Willy Decker avait d’abord
dénoncé le poids de la société et la présence de la mère disparue. La
sobriété, voire le dépouillement austère, quasi ascétique de la mise en
scène, met à nu cet irrésistible élan qui pousse l’un vers l’autre Werther
et Charlotte, ce devoir qui les éloigne : les mains se tendent, se touchent
ou se retirent, les corps se frôlent ou s’éloignent. Le moindre geste prend
du sens, l’absence de geste aussi, comme lorsque les deux protagonistes, au
deuxième acte, sont assis sur le banc, tels deux étrangers. Charles Edwards,
de même, a réduit le décor à l’essentiel, s’interdisant les effets que
Marianne Clément, à Strasbourg, demandait à la vidéo, préférant jouer sur
les nuances de la lumière, enfermant Werther, à la fin, dans une chambre en
forme de boîte, perdue sur une scène engloutie par la neige. Ce travail
classique refuse la transposition, pourtant dans l’air du temps ; loin de
sentir la poussière, il atteint, dans sa simplicité, à l’universel. Ce
Charlotte et ce Werther esseulés devant le rideau ou arrivant de la salle
sur la scène, si proches, c’est un peu nous-mêmes.
La Ville morte venait de Vienne et de Salzbourg, Werther vient de Covent
Garden : Nicolas Joel, apparemment, sait faire son marché.
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