On ne sait pourquoi, en février 2009, au cours de sa dernière saison à la
tête de l'Opéra de Paris, Gérard Mortier avait loué la très mauvaise
production de Werther (1892), de Jules Massenet (1842-1912), montée pour
l'Opéra de Munich par Jürgen Rose. Pour faire la nique à son successeur,
Nicolas Joël, qui désirait, dès sa première saison, remettre à l'affiche de
l'Opéra de Paris une oeuvre qui en était curieusement absente depuis
plusieurs lustres ? Une promesse faite à Susan Graham, éminente Charlotte ?
Un bouche-trou de dernière minute ?
Contacté au téléphone, Nicolas Joël dément la première rumeur : "Gérard
Mortier ne savait pas que je souhaitais monter le Werther de Benoît Jacquot
pour le Covent Garden de Londres en 2004. Nous avons racheté cette
production, qui est désormais propriété de l'Opéra de Paris." Par souci
d'économie ? "Non, avant tout parce que je la juge excellente. Mais il est
vrai qu'un rachat de ce type coûte en gros cinq fois moins cher qu'une
nouvelle production, d'autant qu'elle sera amortie par des reprises, avec,
qui sait, peut-être Roberto Alagna dans le rôle-titre..."
Pour l'heure, Werther est incarné par "le" ténor du moment : l'Allemand
Jonas Kaufmann. Timbre sublime (chaud, parfois "barytonant", "musqué"),
musicalité exceptionnelle, très large palette de nuances, diction soignée (à
quelques rares déviations phonétiques près). Ajoutez à cela des dons de
comédien et une allure d'idole des matinées et vous obtenez un cocktail de
qualités rarement réunies à l'opéra.
Peut-on oser tout de même l'expression d'une réserve ? S'il donne, grâce à
un chuchotement extraordinaire, une crédibilité supplémentaire à la fin de
l'ouvrage, le son "couvert" de sa voix, dans certaines nuances très douces,
manque un peu de projection dans la grande salle de la Bastille, à laquelle
on eût préféré le Palais Garnier. Mais Kaufmann attire les foules et la
jauge de Bastille est plus importante que celle de l'opéra Garnier...
Sophie Koch (Charlotte) est plus à l'aise que Susan Graham dans l'aigu du
rôle. Quelle noblesse extraordinaire que celle de cette chanteuse française,
qu'il était temps de voir en tête d'affiche sur la scène nationale alors
qu'elle l'a été partout ailleurs depuis quelques années... Sa diction, son
chant et sa présence ont autant de contrôle que de naturel. Idéal.
Le chef d'orchestre Michel Plasson fait des merveilles. Ce n'est pas
toujours le roi de la mise en place au cordeau : les deux premiers actes le
montrent un rien languide et dévertébré à l'occasion, mais dans les deux
suivants, il fait sonner l'orchestre comme peu : le prélude de l'acte IV est
un des plus beaux qu'on ait entendu, d'une tristesse rageuse. Il respire
avec ses chanteurs - et l'orchestre avec eux.
La mise en scène de Benoît Jacquot, sa première pour une scène lyrique, joue
avec délice le jeu de la convention et la littéralité. Mais derrière cette
apparente prudence, se niche un propos d'une vraie intelligence et d'une
rare sensibilité. Peu ont compris et restitué comme il le fait le vide de
cet univers dépressif, la fausse joie enfantine, entre père veuf et église,
entre la promesse faite à une mère disparue et un mariage qui n'est que de
raison. Lorsque Johann et Schmidt célèbrent Bacchus au bord d'un abîme
deviné et devant un ciel gris de dimanche sans fin, tout est dit.
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