Que Jonas Kaufmann paraisse avec ses lunettes de
glacier et vous avez Werther devant vous. On aura beau gloser sur le timbre
sombre – mais souvenons-nous que même George Thill mettait beaucoup d’ombre
à son Werther – cette voix vous étreint, elle vous prend au plexus solaire,
et dès deux paroles dites vous êtes vous aussi un peu Werther, transporté
dans les secrets du personnage.
Benoît Jacquot ne pouvait par trouver une distribution plus idéale, et le
sujet même de Werther, sa dramaturgie des sentiments et du vide, de
la tendresse et de la mort, sa philosophie mortifère du périssable, lui vont
comme un gant, prolongent en quelque sorte le remarquable travail qu’il
avait entrepris sur l’ « Adolphe » de Benjamin Constant au cinéma. La
lecture fidèle du livret qui laisse transparaître par une fine direction
d’acteur (parfois justement prolongée dans la salle) la pointe sèche de
Goethe, rend en quelque sorte les sentiments plus percutants, et s’interdit
avec raison toute vaine tentation d’exégèse. Décors splendides, évocateurs,
qui créent de vraies atmosphères : Charles Edwards semble s’y souvenir au I
de l’ancienne production de Ponnelle, elle aussi dévorée par le lierre, et
réalise au III une transcendante citation d’un tableau de Wilhelm
Hammershoi, le grand peintre danois de la solitude et du silence. Costumes
parfaits, aussi poétiques que documentés, signés par l’excellent Christian
Gasc. Au I, plus d’une fois, les lumières d’André Diot soulignent trop (côté
projo lorsque Werther appelle le soleil), elles trouveront probablement au
fil des représentations plus de naturel.
On n’a pas oublié l’intensité bouleversante que mettait Susan Graham à ses
Lettres, d’autant que Sophie Koch est une Charlotte plus juvénile, un peu
rêche parfois, et se laissant prendre dans sa supplique à Dieu par un
pathétisme dont elle est trop coutumière, seul vrai moment de faiblesse d’un
spectacle autrement toujours fluide et inquiet. Au final il lui manque
encore la tendresse dans le renoncement qui fait les grandes interprètes du
rôle, mais cela viendra. Le couple est physiquement irrésistible, il
transporte sur le plateau une magie cinématographique.
Et les comparses sont tous formidables, de l’Albert impérieux de Ludovic
Tézier (il fait donner les pistolets comme l’on commande un meurtre) au
Bailly tendre d’Alain Verhnes, en passant par les disciples de Bacchus
(formidable Johann de Christian Tréguier, Schmidt un rien chargé d’Andreas
Jäggi, le premier a le vin tendre, le second le vin fou), et avec une
mention toute spéciale pour le relief vocal comme dramatique
qu’Anne-Catherine Gillet donne à sa Sophie : cette vérité d’un certain chant
français ne s’entend quasiment plus aujourd’hui.
Dans la fosse et contre l’acoustique affreuse (et surtout morte) de
Bastille, Michel Plasson dirige sombre, cherchant l’intimité du sentiment,
prenant le temps même dans le I qu’il n’anime pas mais dont il laisse
exhaler la tranquille poésie avec un art certain, disant tout des pouvoirs
d’émotion de l’orchestre de Massenet ; une leçon de style qui rembourse de
tant de Werther pressés et clairs qui semblent s’excuser par avance
des sentiments de la partition.
Gageons que la captation réalisée par Arte en direct lors de la
représentation du 26 janvier restituera toute la poésie de cette admirable
direction qu’on eût aimé savourer à Garnier.
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