Deux nouvelles productions de Werther, certes importées, en deux ans, c’est
sans doute trop. D’autant que bien d’autres opéras de Massenet, qui en leur
temps firent date, mais qui peut-être ont moins bien résisté à l’épreuve du
temps, attendent encore leur tour. La prise de rôle exceptionnelle de
Jonas Kaufmann donne cependant pleine et entière raison à Nicolas Joel.
Werther encore, et surtout déjà… À ceci près que si Gerard Mortier avait
loué la production munichoise de Jürgen Rose telle une concession à ce
public qu’il a tant aimé exaspérer, voire par complaisance envers deux stars
dont l’une avait rechigné à chanter sous un lavabo et l’autre se débattait
contre une voix aujourd’hui convalescente, Nicolas Joel a acheté celle du
cinéaste Benoît Jacquot créée à Covent Garden de Londres en 2004 pour
imposer durablement l’ouvrage de Massenet au répertoire de l’Opéra Bastille.
Et il a fait le bon choix. Les deux premiers actes, où se s’accumulent
toutes les faiblesses de ce Werther français, laissent certes assez
dubitatif quant aux intentions de la mise en scène : ce mur couvert de
lierre érigé devant un cyclo brumeux, qui pourrait être le ciel de Werther,
n’évoque-t-il pas, dans son traditionalisme minimaliste, les pires heures de
Mireille ?
Quelque chose s’y joue pourtant de plus fin, de plus subtil, à travers des
présences dont le statisme n’est pas le reflet d’une absence de direction –
du moins ne veut-on pas le croire. Car là, sous le clair de lune
d’éclairages sans doute trop naïvement et rapidement changeants, Benoît
Jacquot utilise pour montrer la tendre maladresse des amants qui osent à
peine s’effleurer, se regarder même, un hors-champ.
Dès lors, son Werther se révèle non pas celui du romantisme triomphant, mais
de ses prémices – ce qu’était le roman de Goethe, avant d’en devenir le
symbole –, comme une première pierre, d’une fièvre intérieure encore, d’une
intime pudeur, et émouvant pour cette raison-même, un Werther dont les
larmes ne cessent de couler, mais qui jamais n’alimentent un torrent.
À cet égard, le décor du III est d’une beauté immaculée et mystérieuse
proprement évidente dans son épure, qui n’est autre que la très exacte
citation de deux tableaux du peintre danois Vilhelm Hammershøi reproduits
dans le programme, et dont les lumières enfin pertinentes d’André Diot
rendent très exactement le grain. Depuis le lointain, et à travers la course
hors-champ de Charlotte, la misérable chambre du IV s’inscrit dans cette
pudeur qui, en ne brusquant jamais le sentiment, le laisse poindre jusqu’à
la déchirure ouverte sur l’éternité d’un amour rejeté par la terre.
La présence même de Jonas Kaufmann, ténébreuse, presque chétive lors de
son apparition durant le prélude, avant que Noël ait pollué l’air de
juillet, dit tout cela immédiatement. Jamais son romantisme ne s’hystérise.
Il est l’image d’une mélancolie intériorisée qui sitôt que la voix s’élève
laisse absolument pantois devant la somptuosité d’un timbre puissamment
mâle, dont le cuivre sait se lézarder en pianissimi rêvés. Dans un français
toujours altier, le ténor allemand chante tout, absolument tout en poète.
Somptueuse d’étoffe, d’extension, dans le haut plus que dans le bas du
registre, et de geste musical, la Charlotte de Sophie Koch est assurément
moins littéraire, plus traditionnelle, voire souvent trop mélodramatique
pour la pudeur du théâtre de Jacquot, les lignes de Massenet même. Car il
n’est pas défendu de penser que ce jeu à l’ancienne, fait pour être vu de
loin – surtout au III, qui n’en demandait pas tant, et même l’inverse –,
comme cette manière d’appuyer le timbre et la phrase jusqu’à la
surarticulation lui retirent tout naturel.
Chant français de tradition
À cet égard, la diction de Ludovic Tézier, décidément un luxe en Albert –
par la couleur, la tenue impénétrables – comme il l’était déjà en Marcello
dans la reprise de la Bohème, n’est pas moins lyrique, mais d’un lyrisme de
tradition on ne peut plus française, celle-là même qu’illustre le Bailli
d’Alain Vernhes, en forme retrouvée depuis Mireille. Cette tradition, aussi,
dont Anne Catherine Gillet ressuscite les sonorités les plus désuètes,
timbre attrayant sans doute, mais qui durcit et vrille, pour une Sophie plus
tête à claques que n’est cette insouciante nature que Debussy, d’abord
totalement hostile, loua en son temps.
Cette tradition, surtout, dont Michel Plasson passe pour être le garant. Son
absence de vingt-trois ans des fosses de l’Opéra de Paris – jamais il
n’avait dirigé à Bastille – lui vaut dès son arrivée au pupitre une ovation
des larmes dans les doigts, pour l’ensemble de sa carrière, comme on dit
dans les prestigieuses cérémonies de remise de prix. Le prélude cependant
fait craindre le pire, bouillie informe d’où surnagent ces fameuses couleurs
dont le chef français a fait sa signature.
Petit à petit, l’orchestre trouve ses marques dans cette battue alanguie,
qui symphonise à outrance tout ce qui au I et au II relève de la
conversation. Les lettres même s’en trouvent alourdies, trop uniment
lyriques alors qu’elles hésitent sans cesse, dans leur déclamation continue
et néanmoins rythmée entre récitatif et arioso. Mais comment ne pas
succomber au vertige de la couleur, qui au IV, et avec pareil orchestre, est
celui des sommets ?
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