Gageons
que si Massenet avait entendu son Werther chanté par Jonas Kaufmann, il
n’aurait pas ressenti le besoin de recomposer sa partition dans une version
pour baryton par dépit d’entendre une voix de ténor trop stentoriser son
anti-héros. D’un raccourci familier, on pourrait dire que Kaufmann est le «
deux-en-un » de la voix mâle : aigus projetés et couleur sombrée, exploit du
forçage vocal propre à la tessiture de ténor – celui-là même qui dresse
l’épiderme quand arrive le contre-Ut – et style suprêmement intérieur – ce
qu’on aime chez nos grands barytons, cette noblesse élégante et pudique. A
ceux qui préfèrent Philippe à Don Carlos, ou une forêt flamboyante d’été
indien au soleil cru d’un port crétois, ou encore Maurice Ronet à Daniel
Craig… on recommandera d’entendre une fois, un jour, Kaufmann chanter «
Pourquoi me réveiller », enfin en point d’interrogation désolé et non en
question vulgairement assenée – lui qui nous offre en outre une leçon de
chant définitive. Palette de nuances et de registres en dégradés à faire
frémir ses confrères ténors de la planète, diction de mélodiste français,
subtilité et ductilité de la couleur et de l’intention : plus qu’un grand
Werther ou qu’un grand ténor, un grand, très grand, musicien. Faut-il
signaler quelques moments où l’on sentait le chanteur protéger une
éventuelle fragilité du soir en n’osant pas tout donner… oui, pour ajouter
encore à l’hommage au technicien, puisque même contenus, le style et l’idée
étaient là.
Un luxe n’arrivant jamais seul, voilà que Kaufmann est entouré de
partenaires à sa hauteur, à commencer par l’Albert de Ludovic Tézier… qui,
il y a moins d’un an et sur la même scène, incarnait ce même Werther repensé
pour baryton par Massenet, et avec quelle classe. Toujours égal à lui-même
en tenue et dignité vocales, il crée avec son rival un troublant duo qui
nimbe le dilemme de Charlotte d’une dimension bien plus fine et déchirante
que s’il s’agissait simplement pour elle de se consacrer malgré soi à un
époux imposé. Sophie Koch est cette Charlotte désemparée, belle prestance et
mezzo plein, tout juste mise à la peine parfois dans le grave et inégale de
diction – parfois hyper-articulée, parfois totalement liquide, les deux
manières alternant très régulièrement, de façon surprenante. Bien appariée
en jeune sœur, la Sophie d’Anne-Catherine Gillet renouvelle les qualités
qu’on lui connaît : elle a dans la voix les fleurs qu’elle a dans les bras
et le rire qu’elle célèbre en mots. Et Alain Vernhes est bien notre Bailli
national, français de haute école… et distance aristocratique face à la
partition.
La production de Benoît Jacquot, enfin arrivée à Paris après ses débuts
londoniens en 2004, fait honneur à Werther – aussi bien à l’opéra qu’à sa
source goethéenne – avec classicisme et subtilité. Plus qu’au cinéaste de
Tosca avec Gheorghiu et Alagna (2001), on pense au réalisateur d’Adolphe
d’après Benjamin Constant, qui sortit l’année suivante (avec Isabelle Adjani
en Ellénore et Stanislas Merhar dans le rôle-titre). Lumières de neige ou
latérales et creusant les distances, pièces vides où l’espace est un piège,
extérieurs à la fois ouverts et sans issue : les décors et éclairages de
Charles Edwards (ces derniers réalisés ici par André Diot) créent une
atmosphère désenchantée, où la vie (Sophie) fait décidément trop de bruit et
prend trop de place. Si mise en scène « de cinéaste » il y a, c’est au sens
où le jeu des corps crée des cadres, l’occupation du plateau, des angles, et
les hors-champs, des plans au rythme savamment monté ; en ce sens aussi où
l’aparté en avant-scène prend une nouvelle signification qui transcende
l’efficience banale de la proximité au chef et au public, et devient un
refuge paradoxal de solitude ultime. Seul bémol à cette très belle soirée,
Michel Plasson, en grand retour à l’Opéra (salué longuement à son entrée),
qui travaille l’orchestre en volutes et vagues très romantico-symphoniques,
aux dépens de l’équilibre avec le plateau voire de la nuance : on aurait
rêvé entendre monter de la fosse des pianissimi répondant à ceux de Jonas
Kaufmann. C’est bien lui le triomphateur de la production – un titre qui
pourtant ne semble pas lui correspondre : disons plutôt l’inventeur, ou le
réinventeur, d’un art si souvent perverti. Un ténor ? Un poète lyrique.
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