Opéra Magazine, Janvier 2011
Richard Martet
Cilea: Adriana Lecouvreur, 4 décembre 2010
 
Adriana Lecouvreur
 
En vingt années d'une carrière conduite avec sagesse (nombre limité de représentations, prises de rôles choisies et préparées avec soin), Angela Gheorghiu est devenue l'une des divas les plus adulées de notre époque. Cela suffit-il à la qualifier pour Adriana Lecouvreur ? La voix est certes toujours aussi jolie, avec ce timbre enjôleur et ces accents caressants reconnaissables entre mille. Mais de la «divina» évoquée par l'Abbé de Chazeuil, elle n'a réellement que le physique, spectaculairement mis en valeur par les splendides costumes de Brigitte Reiffenstuel (l'amazone jaune safran à brandebourgs noirs du II ! la robe à paniers vieux rose du III!!). Car la projection arrogante et le rayonnement vocal de la grande tragédienne de la Comédie-Française font cruellement défaut, transformant ces débuts tant attendus en un contresens, du moins pendant les trois premiers actes (précisons que la soprano roumaine, avant de s'y risquer à la scène à Londres, a rodé le personnage en version de concert, à Berlin, les 2 et 5 octobre dernier).

D'emblée, «Io son l'umile ancella», encombré de précautions, inquiète. Mais ce n'est rien à côté du premier duo avec Maurizio, où l'on entend une Mimi feignant de repousser les avances de Rodolfo dans la mansarde de La Bohème... Leur deuxième rencontre aggrave les choses, avec une Gheórghiu au médium atone, au grave inconsistant, et plus d'une fois inaudible. L'affrontement avec la Princesse de Bouillon, à la fin du II, frise le ridicule : conçu par Cilea et son librettiste comme un combat d'égale à égale, il évoque ici davantage le face-à-face entre une frêle antilope et une lionne prête à la dévorer, ou, pour rester dans les métaphores opératiques, entre Suor Angelica et la Lia Principessa. Quant au fameux «monologue de Phèdre» (acte III), il est plus proche de la crise de nerfs d'une midinette que de la déclaration de guerre d'une prima donna, poussée dans ses derniers retranchements par sa rivale !
Le IV convient évidemment mieux à Angela Gheorghiu qui, dans cette femme brisée, sur le point d'expirer entre les bras de son amant, retrouve un terrain on ne peut plus familier. Convoquant les ombres de Violetta et de Mimi (cette fois à bon escient !), elle émeut, voire bouleverse dans un «Poveri fiori» conduit avec un admirable contrôle du souffle, sans que cette demi-heure de bonheur fasse oublier la flagrante erreur de casting des trois premiers actes.

Mark Elder, pourtant, ne ménage pas ses efforts pour aider sa soprano vedette, abaissant le volume de l'orchestre plus souvent que de raison, au risque de rompre la tension dramatique, et de créer un contraste trop voyant entre les moments où elle ouvre la bouche et ceux où elle se tait. Visiblement absorbé par cette tâche, le chef britannique en oublie parfois l'architecture d'ensemble, sachant heureusement apporter, dans beaucoup de moments-clés, la sensualité et l'élan indispensables.

Jonas Kaufmann et Olga Borodina se montrent aussi des partenaires attentifs, mais on ne peut quand même pas leur demander de murmurer pour épargner une Adriana manifestement sous-dimensionnée! Le ténor allemand campe un Maurizio de bout en bout irrésistible. L'angoisse dont il chargeait inutilement «La dolcissima effigie», dans son récent récital Verismo chez Decca (voir O. M. n° 55,b. 78 d'octobre 2010), est cette fois complètement absente. Le chant se déploie avec la séduction et l'ardeur sans complexe que le personnage appelle, sans prise de tête, ni intellectualisation superflue. La mezzo russe, pour sa part, est impressionnante d'autorité et d'arrogance, avec ce timbre de velours sombre et ce grave opulent, jamais forcé. Seul l'extrême aigu, parfois proche du cri, n'a plus la facilité de jadis.

Alessandro Corbelli est un artiste tellement subtil et humain que l'on croit en son Michonnet. Malheureusement, la tessiture est trop aiguë pour ses moyens actuels et l'on détecte, dans le haut du registre, une usure qui passait totalement inaperçue en Taddeo de L'Italiana in Algeri au Palais Garnier, en début de saison. Les comprimari, quant à eux, vont du moyen (Maurizio Muraro) au franchement médiocre (Bonaventura Bottone).

La production est conforme à ce que l'on pouvait attendre de David McVicar, après la Manon vue au Liceu de Barcelone en 2007, à savoir un XVIII siècle évoqué avec un luxe jamais ostentatoire et un souci constant de caractériser les plus petits personnages (voir 0. M. n° 21 p 52 de septembre). L'intrigue n'ayant pas la dimension «sociale» de celle du chef-d'oeuvre de Massenet, le spectacle est sans doute moins fort, mais l'on goûte cette direction d'acteurs autant calquée sur la courbe musicale que sur les développements de l'action (assez inconsistants, reconnaissons le, dans Adriana Lecouvreur !).

La chorégraphie d'Andrew George, pour le «divertissement dansé» de l'acte III (Le Jugement de Pâris), est à la fois amusante et de bon goût. Quant aux décors de Charles Edwards, ils placent opportunément le théâtre au coeur de l'ouvrage : coulisses encombrées de la Comédie-Française au I, avec une structure regroupant la cage de scène, les cintres et les dessous au centre, la loge d'Adriana sur la droite, et le buste de Molière posé à même le sol devant le trou du souffleur ; plateau orné d'un rideau peint, vu cette fois de la salle, au II, avec un très élégant salon Louis XV àl'avant ; théâtre miniature dans des tons vieux rose au III, avec des rangées de sièges au premier plan, où les invités s'asseoient dos au public ; retour au décor initial au IV, cette fois sans l'amusant bric-à brac d'accessoires et de porte-manteaux, remplacé par une table, deux chaises, un sofa et un poêle en faïence. C'est dans ce décor dépouillé que s'éteint la prima donna, ses camarades de troupe venant lui faire une ultime révérence, dans une très belle image finale. Ce spectacle avait donc tout pour faire date dans l'histoire des productions d' Adriana Lecouvreur. Dommage ' que la reine de la soirée ait globalement manqué le rendez-vous : le rôle-titre est ici trop important pour que ses défaillances ne rejaillissent pas sur la réussite de l'ensemble.

 






 
 
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