Qobuz, 6 janvier 2010
Sergio Segalini
Bizét, Carmen, Mailand, 7. Dezember 2009
Carmen chez le Pape
 
Daniel Barenboim — qui, en Italie, se paie de francs succès seulement quand il dirige Wagner, après sa houleuse Aida de juin dernier, a souhaité ouvrir la saison de la Scala avec Carmen, opéra on ne peut plus latin.

Habitué à Berlin à côtoyer des metteurs en scène pour lesquels la provocation est à l’ordre du jour, il s’est trouvé en parfait accord avec la sicilienne Emma Dante, directrice de la compagnie théâtrale Sud Costa Occidentale, qui n’avait jamais réalisé un opéra à la scène.

Et il a tellement aimé son travail que, devant la bordée de sifflets du public au rideau final le 7 décembre, il a voulu accompagner sa protégée pour un dernier salut et n’a pas su cacher sa profonde surprise de se faire contester aussi.

Un échec indiscutable qui a été souligné par l’ensemble de la presse internationale et d’une certaine manière peu prévisible, le propos et les déclarations de la dame lus dans les journaux laissant présager un spectacle innovateur mais nullement superficiel et banal.

Premières déceptions : l’absence d’une réelle mise en scène et une totale incompréhension de la Nouvelle de Mérimée, du livret de Meilhac et Halévy et surtout de la musique de Bizet. On n’y trouve ni la gitane de la littérature, ni l’héroïne de l’Opéra-Comique, ni la progression musicale voulue par Bizet qui passe d’un univers frôlant l’opérette à la tragédie la plus noire. Et, comme toujours, quand on n’arrive pas à maîtriser une scène, on remplit le plateau de tout ce qu’on peut, multipliant mimes et symboles, au service non pas de la partition mais de ses propres fantasmes.

De façon évidente, Madame Dante a des comptes à régler avec l’église catholique et voue une haine profonde à tout ce que le pouvoir du Pape représente en Italie et surtout en Sicile. On y trouve le clergé au complet, le Christ sur la croix, les ex-voto devant les Arènes, la fumée de l’encens, les processions, les fonctions religieuses… comme dans le plus délirant des autodafés de Don Carlos. Tout est sombre, inquiétant et étouffant comme dans l’église où Marguerite implore son pardon après ses amours fautives avec Faust. Des deux instants tragiques annoncés par Bizet dans l’ouverture et le lancement de la fleur, Emma Dante en fait une obsession. La vie est un drame : à Séville on accouche dans la rue comme chez Almodovar, l’armée Franquiste contrôle tout comme chez Bunuel… La Habanera est une danse de mort, le Mexique de Eisenstein, chez Lilas Pastia adieu légèreté, amusement, insouciance, et le célèbre Quintette, bête noire de Mahler à l’Opéra de Vienne, prend les couleurs d’un Requiem… La liste pourrait être longue, malheureusement ! Sans oublier la sensation fort désagréable d’assister à l’un des opéras les plus connus au monde comme si nous étions assis sur un banc d’une école pour enfants attardés !

Au milieu de ce fatras aux prétentions intellectuelles, souvent puéril et attrape-nigaud, les chanteurs abandonnés à eux-mêmes se figent dans leurs airs, dans leurs duos comme Micaela, une indigne Adriana Damato à la technique trop pauvre au service d’un timbre sans relief et l’Escamillo du bellâtre de service, le bien frêle Erwin Schrott.

Seul le splendide Jonas Kaufmann, tout comme à Covent Garden face à Antonacci, sait tirer son épingle du jeu, acteur et chanteur tout simplement mémorable dans sa bouleversante composition dramatique et les subtiles nuances de sa ligne mélodique. Enfin chant, théâtre et musique sur la même longueur d’onde et Bizet était de retour.

Carmen, la débutante Anita Rachvelishvili, élève de l’Académie de chant de la Scala, possède une vraie voix, importante et généreuse, comme très souvent chez les Géorgiennes. Mais elle est logiquement dépourvue de tout métier et débite son chant de manière grossière, limitant son jeu à retrousser constamment ses jupes de manière maladroite et à se passer les mains dans les cheveux comme une Rita Hayworth dans un cabaret d’une banlieue désaffectée, presque une caricature de la sœur du mafioso Soprano dans la fortunée série télévisée américaine. La conception ? Une Carmen style de l’entre-deux-guerres, respectueuse d’une vielle tradition esthétique, malvenue dans une approche qui se veut « moderne ». Elle mérite, certes, notre attention, en seconde distribution d’abord, pourquoi pas à la Scala, mais pas un 7 décembre, ligne d’arrivée de toutes grandes carrières et non point de départ.

À ce point il n’est pas difficile d’imaginer la direction de Barenboim, lourde, pesante, grave, presque sinistre, totalement hors propos aux cours des deux premiers actes, mais très appropriée dans les deux derniers tableaux, précédés de préludes magiques à la hauteur de son immense réputation.

Ceux qui ont eu la possibilité de voir cette Carmen dans la salle et puis à la télévision auront sans doute constaté la différence de lecture visuelle. L’œil de la caméra a souvent corrigé certains excès, rendant certaines scènes qui, pour le spectateur de la Scala, frôlaient le grotesque, bien plus acceptables comme l’image de Micaela déguisée en mère mourante ou Escamillo déposant lui-même, avant d’entrer dans l’Arène, un ex-voto sur un panneau du docteur Frankenstein.

Et si l’on pense que la Carmen de Abbado, Verrett et Domingo avait aussi soulevé des protestations lors d’un précédent 7 décembre, comment ces mêmes spectateurs auraient réagi devant toutes les misères « dantesques » ?






 
 
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