C’est donc un retour attendu que Gérard
Mortier décida de mettre à l’affiche de sa dernière saison à la tête de la
grande maison d’opéra parisienne. Fidèle à ses amitiés et à ses coups au
cœur, il engagea pour la mise en scène le néerlandais Johan Simons auquel il
avait déjà confié un Simon Boccanegra chahuté (voir webthea du 10 mai 2006)
et, pour la direction d’orchestre, son chef allié depuis les années de La
Monnaie à Bruxelles, Sylvain Cambreling. Leurs qualités comme leurs défauts
se retrouvent dans cette nouvelle production qui se veut résolument de notre
temps.
Décors et éclairages fonctionnels sans supplément d’âme
La prison d’où Leonore, la fidèle va tenter d’extirper son mari Florestan,
prisonnier politique soumis à des traitements indignes, est une prison high
tech équipée d’ordinateurs, de téléphones portables et de serrures
électroniques fonctionnant sur des codes. Murs nickel tout neufs comme si la
geôle venait d’être construite, volée d’escaliers métalliques, cabine de
surveillance semblable au cockpit d’un avion de chasse : tout est lisse et
glacé même derrière les barreaux qui clôturent la cour où, grâce à Fidelio
alias Leonore, les prisonniers peuvent enfin revoir la lumière du jour.
Efficaces, dénués d’humanité, le décor et les éclairages de Jan Versweyveld
se contentent d’être fonctionnels sans le moindre supplément d’âme. Les
costumes subissent le même sort clinique à l’exception de la méchante robe à
fleurs de Marzelline, une robe aux couleurs criardes que, au final,
revêtissent toutes les femmes du choeur des prisonniers libérés.
Un ton délibérément d’aujourd’hui
Opéra de l’utopie célébrant à la fois la défaite des tyrans et l’héroïsme de
l’amour conjugal, Fidelio qui connut trois versions différentes est avant
tout un chef d’œuvre hybride où le singspiel allemand avec ses dialogues
parlés alterne avec des matières orchestrales composées sur le modèle des
symphonies dont il était le génial ordonnateur. Deux titres, Leonore puis
Fidelio, trois versions, - 1804/1806/1814 – autant d’ouvertures, des duos,
des trios ajoutés puis supprimés… C’est généralement la dernière version de
1814 qui est jouée, mais ici Sylvain Cambreling y ajoute l’ouverture
intitulée Leonore1 ainsi que le trio Marzelline/Jacquino/Rocco du premier
acte. Pourquoi pas ? On n’y trouverait rien à redire si la musique était
servie dans sa magnificence originelle et le feu de sa passion. Mais les
battues de Cambreling oscillent entre sécheresse et mollesse, et, malgré
quelques passages où il permet au lyrisme de reprendre ses droits,
l’ensemble est plus pesant qu’émouvant. Les dialogues réécrits par Martin
Mosebach sont simples et directs, le ton, délibérément d’aujourd’hui, est
joué avec naturel comme au théâtre, avec des silences qui en disent longs.
Jonas Kaumann transfigure Florestan
Mais pour l’émotion, les chanteurs heureusement la chauffent à blanc. A une
seule exception près, la distribution pourrait se qualifier d’idéale :
Franz-Josef Selig, tant de fois déjà entendu à l’Opéra de Paris et chaque
fois magnifique, reste en Rocco un modèle d’humanité tandis qu’Alan Held,
baryton basse américain fait de Pizzaro l’archétype du bourreau paranoïaque,
exécuteur zélé de toutes les basses œuvres, Marzelline a le charme et la
fraîcheur, de timbre et d’allure de la jeune soprano allemande Julia Kleiter
tandis que Jaquino s’offre la naïveté un rien pataude du ténor tchèque Ales
Briscein. Point culminant de la distribution le ténor Jonas Kaufmann aux
graves de velours frappé transfigure Florestan dès son apparition, vautré
sur ses chaînes, et dès le premier son émis. L’exception, si on peut
dire, est celle du rôle titre, rôle réputé inchantable confié à la soprano
Angela Denoke, une habituée elle aussi de la scène de l’Opéra de Paris où
elle nous enchanta si souvent. Manifestement elle n’a ni la tessiture idéale
pour le rôle de cette femme qui se fait passer pour un homme, ni sa
projection, ni son ampleur. Même la justesse lui fait ici ou là carrément
défaut. Mais son engagement et son jeu pathétique compensent si bien ses
faiblesses qu’on finit par croire en elle. Et par l’aimer.
Petite coquetterie de présentation : dans le programme, le supplément
habituel consacré à la biographie des interprètes a été converti en «
dossier judiciaire », où chacun a droit une fiche d’état civil avec : nom,
prénom, âge, poids, couleurs des yeux et des cheveux, date et lieu de
naissance, profession. Les principaux actifs de la dite profession étant
énumérés sous la rubrique « antécédents judiciaires ». Deux photos sinistres
en noir et blanc de face et de profil complètent le transfert en clin
d’oeil. |