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Forum Opera, 12.12.2010 |
Jean-Philippe Thiellay |
« Der » Werther
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On
le disait au début de l’année 2010 : ce Werther parisien resterait longtemps
dans les mémoires comme un des plus beaux spectacles jamais accueillis à
l’Opéra Bastille1. Une distribution exceptionnelle, les débuts de Michel
Plasson dans la fosse de Bastille (à 77 ans !) et un metteur en scène venu
du cinéma, tels étaient les ingrédients principaux réunis par Nicolas
Joëlqui n’a pas hésité à acheter une production londonienne, pour que
l’œuvre reste au répertoire, en lieu et place de la précédente, louée et
donnée à peine un an plus tôt. Il est certes toujours surprenant et parfois
choquant de voir la première scène nationale représenter à quelques mois
d’écart les mêmes œuvres dans des productions nouvelles parfois onéreuses.
Vu le résultat, pour ce Werther là, le choix était judicieux.
Donnée
à guichets fermés, cette production avait bénéficié d’une captation live
diffusée sur Arte, dirigée par le metteur en scène lui-même. Ce double DVD
Decca en est la trace. Benoît Jacquot, qui avait donné au cinéma une Tosca
originale, est extrêmement fidèle au livret. Ses deux héros principaux,
Jonas Kaufmann et Sophie Koch, sont jeunes, ils sont beaux, dans leurs
costumes élégants, et nul n’était besoin, il est vrai, d’aller chercher midi
à quatorze heures pour faire vivre Werther, 23 ans et Charlotte, 20 ans et
leur histoire d’amour impossible. Les décors sont d’une beauté froide, aussi
bien pour les extérieurs, dans la cour du bailli ou sur la place du village,
que pour l’intérieur bourgeois et glacial de la maison de Charlotte. Le
naturel des artistes et leur spontanéité (ou le metteur en scène on ne sait)
donnent quelques très beaux moments, par exemple avant le duo du 1er acte,
lorsque Werther et Charlotte semblent jouer à se poursuivre, y compris sur
l’avant scène, presque parmi les spectateurs, ou encore à la fin de l’acte
II, lorsque Werther s’enfuit « comme un fou », en sautant d’un muret dans le
vide.
La captation vidéo, originale, est une pleine réussite. Benoît
Jacquot a placé ses caméras un peu partout, y compris derrière le décor. On
est avec les artistes avant leur entrée en scène ; on accompagne Jonas
Kaufmann dans les dernières secondes qui précèdent ses premières phrases «
Alors, c’est bien ici la maison du bailli »… on le voit se concentrer,
effectuer quelques mouvements avec sa tête et ses bras, exactement comme un
slalomeur avant d’entrer en piste, le stage director à ses côtés, partition
en main, prêt à donner le top départ. Ces images sont rares ; certains
trouveront que, en faisant passer le spectateur de l’autre côté de cette
convention qu’est le théâtre, elles rompent le charme. Pourtant, par
l’énergie et la tension positive qu’elles véhiculent, elles sont surtout
très fidèles à ce que l’on peut vivre sur scène et dans les coulisses. En
cela, elles contribuent à placer le spectateur aux côtés des artistes et
c’est extrêmement réussi. D’autres plans, élargis ceux-là, embrassent le
chanteur, au bord de la fosse d’orchestre et même les premiers rangs du
public ; ils illustrent à merveille la « performance » de l’artiste et
donnent, là encore, le frisson. La qualité des éclairages est elle aussi
bien rendue sur le DVD.
La distribution est tout simplement parfaite.
Kaufmann arrive, malgré son timbre de bronze, très loin d’une certaine
tradition française, à caractériser un héros juvénile et passionné. La
souplesse de sa voix, sa faculté d’alléger bluffante, mais aussi la
vaillance de l’aigu font de son Werther un sommet difficilement égalable
aujourd’hui. Sophie Koch est elle-aussi une Charlotte extrêmement crédible,
pleine de classe et de sagesse. Jusqu’à l’acte III, l’air des Lettres et
même le duo final, elle fait preuve d’une sérénité en scène toute
protestante, qui n’est pas de la froideur. C’est dans le feu de son timbre
de velours que l’on devine la flamme de l’amoureuse. Anne-Catherine Gillet,
habituée de la scène parisienne depuis 2009, est une Sophie très engagée,
comme toujours, dans un rôle où il n’est pas facile d’être autre chose
qu’une petite sœur nunuche. Ludovic Tézier donne à Albert une autorité et
une classe rares, y compris vocalement. La comparaison avec le Werther qu’il
avait donné sur la même scène un an auparavant est instructive, y compris au
regard des critiques que l’on adresse parfois au plus grand baryton français
depuis les lustres : hier Werther mûr et déchiré plus qu’enflammé, son
Albert est aujourd’hui avant tout soucieux de préserver à tout prix ce foyer
conjugal qu’il veut construire et que Werther, le ténor, menace. Nulle
froideur, nulle placidité, mais une caractérisation réfléchie. Le bailli
d’Alain Vernhes, comme le reste de la distribution, n’appelle que des
éloges.
Dans la fosse, Michel Plasson faitsonner l’orchestre de
manière magnifique, en ciselant le moindre détail, en fin connaisseur de ce
répertoire. Le seul reproche que l’on peut lui adresser est d’avoir
systématiquement retenu des tempi très lents, en particulier dans les tubes
qui émaillent la partition du ténor, et qui finissent par solliciter à
l’excès la voix de Kaufmann (« j’aurais sur ma poitrine… »).
Dans une
dvd-graphie limitée, pas besoin de photo-finish, ce Werther vient s’inscrire
au sommet : c’est LE Werther, « Der » Werther, si l’on préfère. |
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