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operacritiques,
29/09/2010 |
Par David Le Marrec |
Verismo Arias - Jonas Kaufmann, Antonio Pappano et le
vérisme
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Les
lutins n'aiment pas le principe même du récital, qui sélectionne
généralement les mêmes airs de bravoure hors contexte, souvent des moments
musicalement et textuellement assez faibles, et qui empêchent par leur
isolement toute adhésion au drame. Des suites de vignettes souvent dans le
même caractère de plus, car suivant la thématique du récital, on retrouve le
même type de tournures (tout simplement parce que l'air est un format prévu
pour entrer dans un tout dramatiquement et musicalement cohérent, avec la
plupart du temps des formes canoniques).
Avec tout ce qu'on attend
désormais de Jonas Kaufmann, champion de la transversalité stylistique avec
à la fois une très grande intelligence de la langue, de la psychologie, du
phrasé, et une grande présence vocale, on ne pouvait qu'être juste
satisfait, voire déçu.
Pourtant, les craintes d'un objet un peu lisse
ou monotone, comme les extraits vidéos de ce studio, qui faisaient entendre
un vibrato un peu élargi, n'étaient que de vaines fausses alertes.
En
effet, il est difficile de trouver : -- 1) Un récital d'opéra aussi
cohérent et audacieux. On a déjà expliqué ici les ambiguïtés de ce qu'on
appelle le vérisme, qui est littérairement parlant une réplique italienne du
naturalisme français, mais qui englobe musicalement tout le postverdisme,
avec une expression lyrique dotée de longues lignes assez straussienne (mais
jamais interrompues) et un raffinement harmonique, un usage des motifs
récurrents qui héritent directement de Wagner.
On répugne
généralement à y impliquer Puccini, et même chacun fait tout pour exempter
son champion de cette étiquette souvent vécue comme péjorative : pour les
amateurs de voix qui constituent l'immense majorité des amateurs d'opéra
italien, la "tradition vériste" est celle d'excès peu subtils dans les
effets vocaux - sanglots, cris, accents sous forme d'élévation des notes
écrites...
Néanmoins, cette école postverdienne et postwagnérienne
est stylistiquement assez homogène. On peut en exclure Ponchielli qui
dispose encore d'une grammaire assez stable et verdienne et n'est pas encore
imprégné de ce lyrisme straussien, mais Catalani, Leoncavallo, Mascagni,
Cilea, Zandonai, Respighi, Alfano peuvent en de larges mesures y être
apparentés. Même si certains sujets sont historiques, même si certains
aspects tiennent parfois de la conversation en musique, même si certains de
leurs opéras échappent à ce style (par exemple I Medici de Leoncavallo, d'un
raffinement assez proche des recherches allemandes et françaises sur le
timbre, l'harmonie et même le soin du livret).
Dans ce disque, qui
exclut Puccini, c'est donc le postverdisme dans son acception la plus large
(incluant même Ponchielli) qui est sollicité, bref tout l'opéra "fin de
siècle" italien, y compris le wagnéro-inspiré Boito (mais finalement pas si
différent de la grammaire des autres).
Alors que ces ariosos (ce ne
sont pas des airs à reprise et ils sont courts, s'insérant dans le flux
dramatique, à la wagnérienne) sont généralement peu propices au récital,
leur choix, leur agencement et l'interprétation maintiennent l'intérêt vif
de bout en bout.
Riccardo ZANDONAI - Giulietta e Romeo, sur un livret
d'Arturo Rossato - "Giulietta, son io" Air de Roméo devant le corps
inanimé au tombeau. Une petite merveille de pathétique, tirée d'un opéra
dont il existe tout de même deux versions, mais assez confidentielles... et
on serait bien en peine d'en trouver des représentations scéniques.
Le langage de Zandonai est, parmi les véristes, celui qui s'apparente le
plus à Strauss (on pourrait aussi citer Gnecchi, très lourdement imité par
Strauss dans Elektra, mais son langage est déjà plus dans la veine
"décadente", très au delà du postverdisme), avec de belles couleurs
orchestrales (pas très audibles ici) et une harmonie riche et mouvante.
Umberto GIORDANO - Andrea Chénier sur un livret de Luigi Illica - "Un dì
all'azzurro spazio" et "Come un bel dì di maggio"
Typiquement l'opéra
historique qui est aussi dans son langage un archétype du "vérisme" (avec
tous les guillemets nécessaires pour compenser ce contresens) musical. Le
livret d'Illica fait de Chénier un personnage très vaillant dont la
dimension poétique disparaît totalement en dehors des références verbales
qu'il fait lui-même à son art. L'écriture vocale et la tradition confient de
toute façon ce ténor-là à des types assez dramatiques (y ont brillé Del
Monaco, Corelli...), qui ne laissent pas vraiment la place à la douceur
élégiaque de l'écriture du poète français. Un des multiples livrets qui, en
désirant mettre en musique la biographie d'un artiste, le trahissent, voire
s'encombrent de contraintes assez inutiles (ce peut aller jusqu'à des trames
assez ennuyeuses).
Kaufmann tire un avantage immédiat de cette
vaillance-là, avec un verbe nettement dessiné mais aussi un impact physique
immédiat et une véhémence très communicative. Très difficile à habiter en
récital, pourtant.
Francesco CILEA - L'Arlesiana sur un livret de
Leopoldo Marenco - "E la solita storia" Ce lamento de Federico est
souvent donné en récital, alors qu'Adriana Lecouvreur est le seul titre
représenté et de très loin le plus enregistré de son auteur. L'expression de
Cilea est toujours simple, avec de grandes idées qui vont droit au but,
parfois presque pauvres, mais toujours avec une urgence qui compense ses
faiblesses. Cet arioso narratif, certes un peu larmoyant, peut avoir le
caractère très touchant de la complainte lorsqu'il est interprété de façon
aussi claire que Kaufmann dans la progression de son histoire, et avec une
sobriété qui ne met pas trop en valeur l'exploit vocal.
Ruggero
LEONCAVALLO - La Bohème sur un livret du compositeur - "Testa adorata"
(Marcello) Chez Leoncavallo, c'est Marcello le peintre le ténor, et
Rodolfo le poète le baryton. L'air est quelquefois (rarement) donné en
récital, l'opéra ici encore est absent des scènes. L'entrée aux cordes
seules est étonnante, on penserait entendre le Schönberg de la Nuit
Transfigurée, du Wellész ou le Hindemith de la Musique de concert pour
cordes et cuivres. Le reste est plus dans la veine absolue lyrique, avec ses
inévitables doublures de cordes, points d'orgue et gammes ascendantes
tendues.
Ruggero LEONCAVALLO - I Pagliacci sur un livret du
compositeur - "Recitar ! ... Vesti la giubba" Comme tout le milieu de ce
disque, un standard. Il est intéressant de remarquer la façon qu'a Kaufmann
de dresser un portrait sans compassion de ce personnage, une force brute,
dans la lignée il est vrai du livret : Canio recueille une orpheline,
certes, mais il l'a épousée pour ainsi dire contre du pain. Généralement les
chanteurs, en s'identifiant, rendent saillants le pathétique, l'humanité du
personnage ; Kaufmann assume au contraire son caractère impulsif et brutal,
avec un air de désespoir plus terrifiant qu'attendrissant. Une très grande
réussite. Pietro MASCAGNI - Cavalleria Rusticana sur un livret de
Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci - "Viva il vino spumeggiante" et
"Mamma, quel vino è generoso" L'air final de cet opéra célèbre est
souvent convoqué dans les récitals de ténor, mais beaucoup moins la chanson
à boire au caractère léger qui constitue le dernier moment de réjouissance
de l'opéra, avant une rapide descente aux enfers, sans rémission. Souvent
l'occasion pour les ténors de marquer un moment d'allègement de leur
émission, pour égayer un peu le tableau et surtout reposer leur instrument.
Kaufmann, lui, le chante ici (studio aidant) à pleine voix, avec une
détermination qui annonce le caractère opiniâtre de Turiddu et confirme
quelque chose du contexte réuni pour la tragédie.
Les variations
d'intensité, de timbre, de couleur des mêmes voyelles sont très
impressionnantes dans l'air final, d'une éloquence qui dresse un portrait
émotionnel assez complet, dans une diction toujours détaillée et
parfaitement intelligible.
Arrigo BOITO - Mefistofele sur un livret
du compositeur - "Dai campi, dai prati" et "Giunto sul passo estremo"
Deux airs aux extrémités du drame tiré des deux Faust de Goethe. Leur
inclusion est moins à la mode dans les récitals, mais cela reste assez
célèbre, ne serait-ce que parce que l'opéra est joué de temps à autre et
abondamment enregistré.
Ici encore, Kaufmann procure un relief
inusité à l'air d'entrée haut placé mais peu tubesque, ainsi qu'aux
bouleversants adieux visionnaires de Faust où la concurrence expressive est
déjà beaucoup plus développée, tout simplement parce que l'air est
merveilleusement écrit. Il y est déjà terrassé mais encore d'une vaillance
qui montre sa jeunesse audacieuse, ainsi que d'une variété de nuances
impressionnante.
Umberto GIORDANO - Fedora sur un livret d'Arturo
Colautti - "Amor ti vieta" Malgré l'arioso extrêmement bref (et sans réel
texte), ici encore beaucoup d'intensité.
Francesco CILEA - Adriana
Lecouvreur sur un livret d'Arturo Colautti - "L'anima ho stanca" et "La
dolcissima effigie" Etrangement, l'ordre des airs est inversé. De même
que précédemment, ce seul opéra célèbre de Cilea est ici servi avec beaucoup
d'aisance, aussi bien le dramatisme sobre de L'anima que l'extase douce de
L'effigie.
Francesco CILEA - I Lituani sur un livret d'Antonio
Ghislanzoni - "Sì... questa estrema grazia" Le librettiste d'Aida et de
la refonte des duos de Don Carlos après l'échec napolitain sert ici un air
de pitié, encore une fois chez Cilea d'assez simple facture, mais très
franc.
Almicare PONCHIELLI - La Gioconda sur un livret de Tobia
Gorrio (pseudonyme d'Arrigo Boito) - "Cielo e mar" Pilier des récitals
"véristes" bien que n'appartenant pas au genre, et effectivement malgré les
doublures de cordes, le langage reste plus stable, et l'instrumentation avec
pizz dans les graves et interventions de bois solistes beaucoup plus proche
de Meyerbeer que de Puccini. Les appoggiatures aussi sont choses assez
inusités après Verdi (qui ne les utilise plus après Traviata et Trovatore, à
part pour les rires de Preziosilla dans La Forza del Destino).
Licinio REFICE - Ombra di nube sur un poème d'Emilio Mucci Sur un texte
de son inamovible librettiste, une douce mélodie rêveuse de ce compositeur
très peu présent au disque et jamais sur scène.
Umberto GIORDANO -
Andrea Chénier d'Illica - "Vicino a te s'acquetta" Le disque se termine
en apothéose, toutes glottes dehors, et en tragédie comme il se doit, avec
le duo final d'Andrea Chénier, comportant Eva-Maria Westbroek, ample et
soyeuse, sans ses excès de vibrato récent, en guest star. Véritablement
exaltant pour tout glottophile, même modéré, qui se respecte.
(Bonus : Pietro MASCAGNI - Iris sur un livret de Luigi Illica - "Apri la tua
finestra".) Beaucoup de choses rares (et belles), donc, et un programme
qui opère un solide tour de l'esthétique, sans se limiter aux scies les plus
communes (en évinçant habilement Puccini). De quoi réconcilier avec ce
langage lorsqu'on ne cède pas tout à la facilité de la voix et à
l'épanchement larmoyant. -- 2) Un récital d'opéra aussi physiquement
euphorisant. De la glottophilie pure, avec une voix puissante, colorée,
tendue et aisée à la fois.
On n'entend plus les tropismes de nasalité
excessive, à part dans de rares circonstances expressivement délibérées. Au
contraire, depuis son éclatant Werther parisien, Jonas Kaufmann semble avoir
pris un tournant avec une émission sur une gorge encore plus ouverte et
disponible, légèrement plus sombrée, un peu plus engorgée peut-être, avec un
larynx bien bas, mais une telle capacité d'ouverture et une énergie
articulatoire si impressionnante que toutes les difficultés semblent
négociées le plus simplement du monde, comme si la vigueur suffisait pour
résoudre toutes les chausses-trappes.
Les couleurs sont de surcroît
extrêmement variées, y compris sur la même voyelle dans le même mot qui
retourne dans le même morceau à quelques notes d'intervalle, juste selon les
nécessités de phrasé et d'expression. Très loin du bricolage de ceux qui
réduisent le nombre de voyelles ou les arrangent selon les configurations
pour se faciliter la tâche (même s'il couvre très audiblement !).
Impressionnant et euphorisant, il y a un énorme plaisir, pour les amateurs
de voix, à se sentir porté par cette invincibilité toujours tendue et
toujours victorieuse ; toujours combattante et toujours aisée. -- 3)
Un récital d'opéra aussi abouti interprétativement. De véritables
portraits sont tracés en quelques instants. On peut établir toute une
psychologie, tout un passé et un contexte, donner un caractère au personnage
et deviner dans quelle situation ce caractère se trouve au moment de l'air,
rien qu'avec les informations données par les phrasés de Kaufmann, qui
propose de plus des personnages réellement fouillés, pas des schémas (ce qui
serait déjà pas mal dans le cadre d'un récital, et d'opéra italien de
surcroît !).
Même avec des familiers du rôle à la scène, il est très
difficile d'entendre des Turiddu ou des Chénier de cette profondeur. Ce
n'est pas tous les jours qu'un ténor du répertoire italien donne
l'impression de s'exprimer en ayant à l'esprit les plus grands auteurs de la
littérature et les plus fines notions de style musical.
Il y a par
ailleurs dans cette voix aussi sûre une sorte d'émotion d'un autre âge qui
rappelle les grands anciens, très impressionnante.
L'accompagnement
d'Antonio Pappano est bien sûr une merveille d'enthousiasme, de détails et
de couleurs, on ne martèlera jamais assez le génie de ce chef, capable
d'animer à l'extrême n'importe quelle oeuvre et de rendre chatoyante
n'importe quelle orchestration, adroite ou non. Même sans les prises de son
Decca, on peut remarquer sur n'importe quelle captation radio qu'il a
transfiguré l'Orchestre de l'Académie Nationale de Santa-Cecilia de Rome
(dont les choeurs sont aussi très bien articulés et assez beaux).
Voilà un disque qui devrait plaire à tout le monde. On peut bien sûr avoir
plus d'affinités avec certains interprètes (et trouver mieux si on cherche
dans les récitals vocaux plus intimistes du type lied ou mélodie), mais il
est difficile de trouver autrement que superlatif et stupéfiant, au delà
même de l'aisance vocale qui est absolue, ce récital.
Puisse le Ciel
nous le conserver ainsi quelques années, le temps d'engranger quelques
bonheurs et de ménager enfin un peu d'unanimité dans les rangs, ce n'est pas
si souvent.
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