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Forum Opera, 07 Octobre 2020 |
Par Brigitte Maroillat |
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Au cœur du confinement, une parenthèse d'authenticité
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Jonas
Kaufmann retrouve son complice Helmut Deutsch le temps d’un disque de
lieder, répertoire si cher au chanteur, enregistré au cœur d’une période
exceptionnelle, celle de l’urgence sanitaire qui a suspendu nos vies. Il est
rassurant que l’art puisse continuer à distiller sa lueur d’espoir dans une
période peu propice à la création et que le chant puisse encore venir à nous
par la magie de l’enregistrement qui a l’effet d’un réjouissant miracle. La
migration forcée de la musique des grandes salles vers des espaces
intimistes constitue un baume pour le cœur en des temps troublés. Et ce
disque en est une illustration. Loin des prises de son sophistiquées des
studios, il nous offre une rafraichissante spontanéité dans l’écrin d’une
complicité sans faille entre deux artistes qui se connaissent par cœur, et
entre lesquels l’entente musicale est un accord parfait. Il est rappelé dans
l’interview à deux voix reproduite dans le livret du cd, qu’ils se sont
rencontrés en 1991 alors que Jonas Kaufmann était encore étudiant à la Haute
Ecole de musique de Munich et Helmut Deutsch professeur spécialiste de la
technique du lied.
Réunis pendant le confinement autour d’un piano,
les deux artistes ont gravé un généreux bouquet de vingt-sept lieder qui
résulte d’un choix commun. Comme Helmut Deutsch l’indique dans l’interview
précitée, « c’est notre playlist personnelle à tous les deux, c’est une
sorte d’album de nos bis ». On connait le talent du ténor allemand pour
épouser ces œuvres intimistes avec intériorité et sobriété et une grande
intelligence du texte. Il trouve la juste coloration pour chaque pièce
musicale, délivrant les mots dans leur substantifique moelle avec
sensibilité, prêtant ici ses talents de narrateur à des joyaux méconnus
comme le puissant Still wie die Nacht de Carl Bohm ou le titre phare d'une
troublante sensualité Selige Stunde d'Alexander Zemlinsky. Des pièces
davantage entendues telles que Der Jüngling an der Quelle de Schubert sont
également une belle illustration de la retenue du chanteur qui se tient au
seuil de l’émotion, qui l’effleure sans l’exhiber. L’art du romantisme sans
son ostentatoire parure.
L’interprétation est vivifiante. Jonas
Kaufmann joue la carte de la fraicheur juvénile, avec un art consommé de la
mezza voce. Le programme, davantage conçu autour de la coloration des œuvres
que des compositeurs, distille crescendo une gradation dans l’émotion,
passant de l'amour naïf au désir brûlant pour finir sur les désillusions et
l’adieu à la vie. La palette vocale du ténor se colore des diverses
intensités des élans du cœur, au fil de la profondeur d'expression du texte.
La maturité et l’expérience de Kaufmann, font ici merveille, jouant avec
parcimonie de la voix héroïque, en déployant ses ressources non seulement en
séduisante voix de tête, mais aussi dans un sens aigu du phrasé, notamment
dans Allerseelen et Zueignung de Strauss. Et les passages les plus exposés
comme dans Verschwiegene Liebe de Hugo Wolf coulent ici avec une belle
fluidité. Parmi tous les compositeurs retenus, le choix de Tchaikovsky peut
paraître surprenant, mais mis en perspective dans le concept du disque «
romantic songs », il prend tout son sens. Le poème de Johann Wolfgang von
Goethe, Nur wer die Shensucht kennt est sublime de par l’équilibre de ses
vers et la beauté des mots et l'écrin musical de Tchaikovsky fait rejaillir
ici une nostalgie saisissante, marque d’un romantisme presque schumannien.
Toutefois, il peut être relevé que Jonas Kaufmann donne parfois
l’impression de pousser ses moyens à ses limites comme dans le final
d’Adélaide de Beethoven où le chanteur n’est pas toujours fermement ancré au
centre de la voix et a tendance à se réfugier dans un chant troppo forte.
Mais ces quelques réserves s’effacent vite face à l’intelligence de
l’interprétation. Le ténor montre ici toute la plénitude de son talent dans
certaines des pièces les plus périlleuses et notamment au fil des longues
phrases ascendantes du sublime Mondnacht de Schumann qu’il déploie dans un
chant pétri de nuances et d’élégance. Ce généreux bouquet de lieder s’achève
sur une note bouleversante avec Ich bin der Welt abhanden gekommen (je suis
perdu pour le monde) de Malher. La mélancolie musicale du compositeur allié
au poème émouvant de Friedrich Rückert semble être une parure idéale pour la
vocalité du ténor. Au fil du jeu délicat d'Helmut Deutsch, Jonas Kaufmann
épouse toute la gamme des couleurs et des nuances de l’œuvre dans une
délicate interprétation presque distillée du bout des lèvres, et au bord des
larmes.
Le rendu sonore est excellent pour un enregistrement réalisé
dans le cadre de vie du ténor et celui du pianiste, au cœur de Munich.
Soixante-dix minutes de musique qui se déploient sans effort, dans une
espèce de grâce absolue, celle de deux artistes qui échappent à la triste
réalité de notre temps pour nous offrir une parenthèse salvatrice.
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