L'Avant-Scène Opéra
Chantal Cazaux
L'OPERA. Jonas Kaufmann
 
Lors d'une table ronde de presse tenue le 20 septembre 2017 à l'Opéra Bastille, Jonas Kaufmann nous confiait quelques réflexions à propos de son dernier album L'Opéra, consacré à des airs d'opéra français du XIXe siècle - dans un anglais parfait, et d'une voix parlée au timbre clair :

« Choisir les airs qui figurent au programme de cet album a été difficile. On se pose toujours la questions de l'opportunité de garder tel ou tel pour, éventuellement, un second album - mais je suis impatient ! Par ailleurs, il faut trouver un équilibre entre le répertoire connu, susceptible de toucher plus immédiatement l'auditeur, et les partitions à redécouvrir - j'ai ainsi quelques airs méconnus encore en réserve... Le choix final n'est peut-être pas conventionnel - et d'ailleurs serait sans doute impossible en récital -, mais il reflète ce que j'aime. C'est-à-dire un spectre vaste, du plus léger au plus lourd, allant de l'air de Mylio dans Le Roi d'Ys (la première pièce française que j'aie chantée), avec sa fraîcheur et sa souplesse, jusqu'aux Troyens, et touchant à des zones qui ne sont pas mon cœur de répertoire (même si, qui sait, peut-être La Juive se présentera un jour ?) : je ne chanterai sans doute jamais Les Pêcheurs de perles, mais comment résister à cette partition ! Et surtout avec un partenaire tel que Ludovic Tézier, magnifique baryton - de même que la fantastique soprano Sonya Yoncheva est une partenaire idéale pour les scènes de Manon. Enregistrer avec l'orchestre de Munich - ma ville natale -, qui est un orchestre de fosse et donc rompu au dialogue avec les chanteurs, fut un grand plaisir ; tout comme être dirigé par Bertrand de Billy (ma première collaboration avec lui remontant à un Christ au Mont des oliviers en 2003 !), qui comprend la moindre intention, la moindre respiration. »

Si l'on avoue cette fois quelques réserves face aux couleurs grisées empruntées dans ce programme par la voix de bronze que le ténor ombrageux s'est choisie depuis quelques années pour son chant, force est de constater que la diction française - superlative -, le soin stylistique - irréprochable - et l'invention poétique - permanente - en font un nouvel opus fidèle à sa coutumière recherche d'intériorisation réflexive. Mais le timbre, comme matifié, tend ici à lisser toute la variété que le programme promettait, entre légèreté et vaillance, vivacité et puissance : y manquent ces éclairs de lumière, de clarté, d'harmoniques brillants, qui devraient le zébrer plus souvent. L'on est donc en permanence partagé entre la frustration face à ces couleurs d'argent patiné dont l'élégance (indéniable) ne rend pas toujours justice aux aigus ni à la juvénilité de nombre des personnages ici abordés, et l'admiration devant l'alliage rare entre pensée rigoureuse et inspiration lyrique qui partout prévaut. Voici un opéra français sonnant comme du lied allemand, contemplatif plutôt qu'héroïque, retour sur soi aux étranges effets de palimpseste vocal - presque chenu parfois. Conjonction-surprise entre un répertoire et l'évolution d'une voix ? Avec une langue et une technique, aussi - l'on en vient donc à évoquer son travail actuel sur la version française de Don Carlos :

Jonas Kaufmann : « Il se trouve que cet album sort alors que nous sommes en pleines répétitions pour Don Carlos à l'Opéra de Paris, et je dois dire que travailler cet opéra dans sa version française a été pour moi l'un des plus grands défis que j'aie connus. J'ai chanté les différentes versions italiennes de la partition et ma mémoire de l'œuvre est imprimée en italien. Il faut donc lutter contre cet acquis pour installer à la place une mémoire en français, et maîtriser toutes les petites différences entre les deux versions (une attaque plus tôt ici, plus tard là, une croche modifiée, un nombre de notes différent pour une phrase, etc.) ! Cela a été long et c'est seulement maintenant, en répétitions, que je commence à apprécier le fait d'interpréter cette version française - tout en lui trouvant parfois quelques longueurs... auxquelles Verdi a d'ailleurs remédié par la suite, dans la version italienne. Au début, on se pose énormément de question sur le style : faut-il un "style français" ou un "style italien" pour tel legato, tel phrasé ? Mais en fait, en fréquentant la partition, on s'aperçoit que c'est une question mal posée : les deux peuvent coexister, et l'on a souvent l'impression que Verdi lui-même, dans son écriture de Don Carlos, mêle les deux, voire reste indécis : il n'est pas sûr qu'il aurait su trancher le problème !

D'un point de vue technique, il y a plus d'aigus dans la version française - mais ce n'est pas là la difficulté la plus prégnante. De même, l'acte I est particulièrement lourd, mais le reste de la partition me paraît souvent plus délicat, plus fragile. Le cœur du problème réside dans la prononciation. En italien, vous pouvez vous permettre d'être parfois un peu relâché (ou, inversement, un peu trop entier) dans le rendu d'un phonème, cela ne changera pas fondamentalement sa compréhension ou son sens ; en français, c'est impossible. Sans doute il fut un temps où les ténors avaient une technique qui leur rendait agréables les "i" et les "u" aigus ; ce n'est plus le cas aujourd'hui : notre technique tout en rondeur rend ces voyelles françaises particulièrement pénibles à émettre dans l'aigu...

Me lancer dans le rôle de Don Carlos pour cette production de l'Opéra de Paris fut une décision importante. L'interpréter sera pour moi un moment fort. »

Jonas Kaufmann retrouvera en Rodrigue et Elisabeth ses partenaires d'enregistrement (Ludovic Tézier et Sonya Yoncheva, tous deux formidables dans leurs interventions en Zurga et Manon) ; son Carlos aura-t-il l'impulsivité mordante du jeune prince impatient ou bien déjà rejoint, par la force d'une prison familiale asphyxiante, les ombres paternelles ? Réponse prochainement à l'Opéra Bastille !


 






 
 
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