Opéra Magazine, juillet 2011
Laurent Barthel
Un Fidelio hors normes
Pour son premier Fidelio au disque, Claudio Abbado livre une lecture ne ressemblant à aucune autre, dont la richesse et la cohérence font complètement oublier des chanteurs n'égalant pas toujours ceux des grandes références du passé.

En 2008, Claudio Abbado et le Mahler Chamber Orchestra avaient déjà pu peaufiner leur Fidelio au cours d'une tournée européenne. Mais il s'agissait alors de vraies représentations d'opéra, avec les contraintes d'une mise en scène et les difficultés de recrutement d'une distribution qui devait se rendre disponible sur une longue période.

Rien de tel pour ces deux concerts du Festival de Lucerne 2010, où les chanteurs ont pu être choisis en fonction de critères plus exigeants et ne sont pas dérangés par une mise en espace qui se fait totalement oublier (le travail deTatjana Gürbaca ne semble pas avoir été bien marquant, voir O. M. n° 55 p. 51 d'octobre). Cette quiétude a permis un enregistrement d'une minutie fascinante, dans lequel on n'entend du reste aucun bruit de salle, pas même des applaudissements... Des conditions idéales, alliant la perfection du studio à la ferveur particulière des concerts exceptionnels.

Ce qui fascine le plus dans ce Fidelio hors normes, c'est la multiplicité de ses niveaux de lecture et d'appréciation possibles. Jamais la partition de Beethoven ne nous aura paru aussi logiquement construite, aussi fourmillante de détails importants. Un résultat continuellement grisant, peut-être aussi parce que Fidelio s'éloigne ainsi des contingences et des platitudes du théâtre réel pour devenir un véritable théâtre de l'âme, riche des moirures changeantes d'une lecture poétique quasi surréaliste. Ici, aucune phrase (vocale ou instrumentale) ne peut s'apprécier seule,tant chaque événement paraît découler du précédent par un jeu de correspondances d'une subtilité qui donne le vertige.

On peut évidemment s'extasier, par exemple, sur le cri liminaire « Gott !» de l'air de Florestan, émis par Jonas Kaufmann selon un crescendo prodigieux. Mais autant cet effet précis nous avait paru un peu artificiel sur scène, reproduit récemment par le même chanteur avec un autre chef, autant il acquiert ici une dimension bouleversante, après une introduction où chaque timbre de l'orchestre semble creusé de la même façon, de l'intérieur, jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une enveloppe, simple vibration d'une sensibilité exacerbée.

Que tel ou tel interprète, à un niveau pourtant remarquable, puisse révéler ici de vraies faiblesses (Falk Struckmann usé, Christof Fischesser banal, Rachel Harnisch sans grand charme, voire Nina Stemme parfois embarrassée pour soutenir les lignes tendues de Leonore) gêne peu, en définitive, car ce sont absolument tous les éléments en présence ici qui jouent un rôle essentiel. Chaque pupitre instrumental, et même chaque choriste (quelles relances entre Jonas Kaufmann et les voix masculines de l'Arnold Schoenberg Chor !), ont autant d'importance que les têtes d'affiche, dans cette vision unitaire où même le plus infime détail nous touche.

Un Fidelio d'une richesse inépuisable, qui fait mieux que surpasser la discographie existante. Il la relativise, tout simplement.
 






 
 
  www.jkaufmann.info back top