TUTTI magazine
Jean-Luc Lamouché
 
Jonas Kaufmann : Du bist die Welt für mich (Blu ray)
Le ténor Jonas Kaufmann, après avoir notamment enregistré pour le CD les compositeurs allemands - et récemment Richard Wagner -, s'exprime avec Du bist die Welt für mich dans un autre répertoire, celui du "Berlin 1930" des opérettes germaniques, et en particulier celles des compositeurs autrichiens. Certaines mélodies sont célèbres, d'autres moins populaires et beaucoup restent à découvrir, ce que Sony Classical nous donne l'occasion de faire par le biais d'un concert mais aussi d'un documentaire sur le même thème. Ce double programme est disponible en Blu-ray et en DVD.

La première partie de ce double programme proposé par Sony Classical est un concert intitulé "Berlin 1930", enregistré au Funkhaus Nalepastrasse de Berlin, théâtre assez prestigieux situé dans ce qui fut l'ancienne RDA communiste. Ce concert porte sur plusieurs compositeurs dont le plus connu est Franz Lehar et, dans une moindre mesure, Emmerich Kalman. Les autres parleront sans doute moins aux mélomanes français : Robert Stoltz, Hans May, Ralph Benatzky, Richard Tauber (beaucoup plus célèbre comme ténor), Mischa Spoliansky, Werner Richard Heymann et Paul Abraham. Il convient de mettre de côté Erich Wolfgang Korngold, dans la mesure où on lui doit le seul air d'opéra de ce programme.

Le principal intérêt de ce concert, c'est avant tout la voix de Jonas Kaufmann. Qui ne connaît en effet sa tessiture vocale exceptionnelle de baryténor, qui lui permet d'allier les aigus les plus brillants d'un ténor dramatique à certaines notes graves d'un baryton ? Elle fait bien sûr merveille ici, et tout particulièrement dans les mélodies des opérettes de l'Autrichien d'origine hongroise Franz Lehar (Frasquita, Paganini, Das Land des Lächelns). L'air extrait de sa Giuditta, "Freunde, das Leben ist Lebenswert !", est sans doute le plus célèbre. Quant à la mélodie de l'Autrichien Richard Tauber "Du bist die Welt für mich" extraite de Der singende Traum, qui donne son titre au présent disque, il peut être considéré à la fois comme emblématique de cette production mais aussi comme une jolie découverte pour beaucoup. À l'opposé, "Dein ist mein Ganzes Herz" tiré de l'opérette de Franz Lehar Das Land des Lächelns (Le Pays du Sourire), est dans toutes les oreilles de plusieurs générations. Les aigus de Jonas Kaufmann y sont absolument remarquables.

On notera également le bel extrait de Gräfin Mariza du compositeur hongrois Emmerich Kalman, qui développe avec "Grüss mir mein Wien" une belle valse… Viennoise, bien entendu ! Entre registre de poitrine et de tête, Jonas Kaufmann maîtrise ici parfaitement la technique de la voix mixte, à laquelle il nous a d'ailleurs habitués. Il y ajoute des aigus forte montrant l'étendue non seulement de sa tessiture, mais aussi de sa projection.

Autre beau moment de ce concert, et seul air d'opéra du programme : le magnifique "Glück, das mir verlieb", extrait de Die Tote Stadt (La Ville morte) d' Erich Wolfgang Korngold, interprété ici par le ténor allemand et la soprano Julia Kleiter. Si celle-ci présente de belles qualités vocales, on lui trouvera cependant un léger manque de rondeur dans l'expression. Jonas Kaufmann, lui, est à nouveau excellent !

Enfin, moins intéressantes, ou en tout cas assez nettement étrangères au monde lyrique, certaines chansons flirtant avec le style "cabaret" font penser à une sorte de Broadway germanique mâtiné d'une tendance pour le "swing" assez marquée. De même, quelques mélodies extraites de films ajoutent à ce panorama de l'univers musical d'une époque, mais présentent peu d'intérêt pour le mélomane.

La seconde partie du programme est constituée du documentaire Berlin 1930, réalisé en 2014 par Thomas Voigt et Wolfgang Wunderlich. Disons-le tout de go, ce documentaire est passionnant. Il nous plonge dans le contexte historique et musical des années 1920, soit avant la crise de 1929 et l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933, dans les sphères viennoise et berlinoise de l'opérette. C'était l'époque du grand ténor Richard Tauber et du compositeur Franz Lehar, dont la carrière rebondit à cette époque.

Jonas Kaufmann commente les images d'archives en voix off et en allemand (sous-titré). La plupart des documents qui nous sont présentés datent de ces "Années Folles" et sont bien sûr en noir & blanc.

Le ténor nous fait pénétrer avec conviction et même maestria au sein de l'univers de Richard Tauber et de Franz Lehar, soit par des commentaires personnels sur les documents d'archives, soit au moyen d'interviews, soit enfin par des extraits de mélodies d'opérettes tirées du concert Live in Berlin présent en intégrale sur le même disque et d'un concert à la Waldbühne de Berlin enregistré en 2011.

Parmi les sujets abordés par Jonas Kaufmann, on retiendra sa compétence de spécialiste pour évoquer Richard Tauber et Franz Lehar, mais aussi d'autres ténors : Hubert Marischka, le préféré d'Emmerich Kalman, Jan Kiepura, avec un extrait du film de 1932 Le Rêve blond, ou encore Joseph Schmidt, célèbre en dépit de sa très petite taille grâce aux débuts de la radiodiffusion… On retrouvera également Marlene Dietrich dans une chanson extraite du film Liebeskommando, due au compositeur et chef d'orchestre autrichien Robert Stolz.

Au travers de ces commentaires, on sera en outre frappé par l'engagement citoyen et humaniste de Jonas Kaufmann lorsqu'il en arrive à parler des effets politiques de la grande crise de 1929, laquelle ne toucha vraiment l'Allemagne qu'à partir de 1931-1932, et frappa de plein fouet la brillante vie musicale qui s'exprimait alors. En effet, les artistes juifs, à partir de l'arrivée au pouvoir des nazis (dès 1933-1934), très nombreux dans le courant musical de l'opérette, furent très durement frappés. Le ténor allemand nous parle d'une "purge culturelle" effectuée par le système totalitaire hitlérien : tout d'abord Richard Tauber, symbole entre tous, partit d'abord à Vienne avant de s'exiler à Londres, Korngold et de nombreux autres musiciens se réfugièrent aux États-Unis ou en Europe, Franz Lehar s'arrangea avec le régime nazi et obtint que sa belle-fille juive soit décrétée "aryenne d'honneur"…

Du côté des interviews, on sera vivement intéressé par ce que nous livre la fille d'Emmerich Kalman à propos de son père et de la rivalité teintée de respect qui existait entre Franz Lehar et lui dans la domination du monde de l'opérette à Berlin.

Une autre partie du documentaire montre l'enregistrement des airs par Jonas Kaufmann. Reconnaissons-le, voir travailler le chanteur est vraiment intéressant. Il confiera à la caméra la difficulté vocale à projeter certaines mélodies, aussi difficiles à négocier, notamment dans les aigus, que certains airs de Puccini. Il citera Turandot ! En outre, il est réjouissant de voir avec quel bonheur le ténor enregistre avec le Rundfunk-SinfonieOrchester et son chef Jochen Rieder ce qu'ils considèrent comme des "œuvres patrimoniales".

Ce double programme vaut d'abord par la performance vocale de Jonas Kaufmann, lequel n'hésite pas à qualifier globalement de "merveilleux répertoire" les mélodies ici rassemblées qui sauront plaire aux amateurs de musique classique légère traitée avec élégance et engagement. Ensuite, le documentaire sur les années de création de ces pièces apporte un indéniable éclairage historique à l'ensemble. Ce film sera donc également précieux pour tous ceux qui s'intéressent à la vie musicale allemande des années 1920.



 
 






 
 
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